samedi 4 février 2017

Article de la Dre Muriel Salmona pour l'association La Parole Libérée : Violences sexuelles fates aux enfants : pourquoi un tel déni ?



Article de la Dre Muriel Salmona 
paru le 3 février 2017 
sur le site de l'association 

POURQUOI UN TEL DÉNI ?
à lire ICI


En France le déni des violences sexuelles règne en maître. Les violences sexuelles commises sur les enfants n’y échappent pas. L’absence de protection, le non-respect des droits des victimes et l’impunité sont la règle : 83% des victimes de violences sexuelles déclarent n’avoir jamais été ni protégées, ni reconnues (1), moins de 10% ont accès à la justice (2), 60% des plaintes sont classées sans suite (3), et seuls 1 % de l’ensemble des agresseurs sont condamnés (2).

La lutte contre les violences sexuelles faites aux enfants n’est toujours pas une urgence majeure en terme de droits humains, de société et de santé publique malgré l’ampleur du nombre d’enfants qui en sont victimes et la gravité des conséquences à long terme sur leur santé mentale et physique. 

Des chiffres accablants

Les enfants sont les principales victimes des violences sexuelles, 81% d’entre elles démarrent avant 18 ans, 51% avant 11 ans et 21% avant 6 ans (1). Une fille sur cinq et un garçon sur treize en subissent au cours de leur enfance (4), et on estime que 124 000 filles et 30 000 garçons subissent des viols et des tentatives de viols chaque année en France, contre 84000 femmes et 16000 hommes (5). 

De graves conséquences sur la santé à long terme

Les violences sexuelles font partie des pires traumas avec les tortures, leurs conséquences psychotraumatiques ont un impact majeur à long terme sur la santé mentale et physique des enfants qui en sont victimes, sur leur scolarité, leur vie affective, sexuelle et sociale, et génèrent un risque important de re-victimisation. Le cerveau des enfants est très vulnérable aux violences. Elles entraînent des atteintes de certaines structures du cerveau et des circuits de la mémoires et de la réponse émotionnelle, et la mise en place de mécanismes neuro-biologiques de sauvegarde exceptionnels très coûteux pour échapper au risque vital lié au stress extrême qui s’apparente à une disjonction pour interrompre la sécrétion d’hormones de stress, cette disjonction est à l’origine d’une dissociation et d’une mémoire traumatique qui sont au coeur de toutes conséquences sur la santé mentale et physique. Ces atteintes sont réversibles si un traitement spécialisé est mis en place.

Avoir subi des violences sexuelles dans l’enfance est le déterminant principal de la santé même 50 ans après, peut faire perdre jusqu’à 20 années d’espérance de vie, et entraîne des risques importants de suicides et de conduites addictives, (tabac, alcool, drogues) pour 1 victime sur 2, de mises en danger (conduites à risque particulièrement sexuelles, de violences envers soi ou envers autrui), de troubles anxio-dépressifs et phobiques de troubles alimentaires et d’obésité, mais également de troubles cardio-vasculaires, endocriniens, immunitaires, gynécologiques, gastro-intestinaux, de cancers, etc. (6). 96% des victimes de violences sexuelles en tant que mineurs déclarent avoir des répercussions sur leur santé mentale, et 69% sur leur santé physique (1).


Des enfants abandonnés

Les enfants victimes de violences sexuelles dans leur grande majorité sont donc abandonnés. Ils vivent dans la peur de parler : peur de représailles, peur d’être blâmés ou de ne pas être crus, peur que l’extrême violence qu’ils ont subie ne soit pas reconnue ou soit minimisée, peur d’être pris pour des menteurs, des fous, des idiots incapables de se protéger, des méchants, peur d’être culpabilisés, humiliés, accusés, rejetés…Personne ou presque n’entend, ne croit ni ne protège ces enfants victimes, personne ou presque ne s’enquiert face à des enfants présentant des signes de souffrance des violences qu’ils ont pu subir, personne n’a peur pour ces enfants.  Ils sont donc condamnés à survivre seuls aux violences et à leurs lourdes conséquences psychotraumatiques, à l’aide de stratégies de survie qui les dissocient et sont à l’origine de fréquentes amnésies traumatiques et d’un risque important de subir à nouveau des violences.

L’absence de dépistage, de protection et de prise en charge de ces enfants est une lourde perte de chance pour eux, d’autant plus que les soins dont ils pourraient bénéficier sont efficaces (7). 

Pourquoi ce silence assourdissant, cet aveuglement total, cette indifférence générale incompréhensible et scandaleuse, alors que protéger les enfants de ces crimes et délits particulièrement graves est un impératif catégorique ?

Pour bien trop de personnes encore, qu’elles soient ou non des professionnelles susceptibles de prendre en charge des victimes, il y a un véritable refus à penser les violences sexuelles faites aux enfants, à en reconnaître l’ampleur, la réalité et les conséquences, mais également à les entendre lorsqu'elles sont révélées. Exprimer des doutes, se montrer incrédule, imposer le silence aux victimes, voire même les culpabiliser leur permet de se débarrasser très facilement du problème : plus besoin de remettre en cause l’opinion favorable qu’elles peuvent avoir des personnes désignées comme agresseurs, et du monde dans lequel elles pensent vivre en sécurité. Le refus d’intégrer que de telles violences aient lieu dans des espaces que ces personnes veulent continuer à penser comme protecteurs et fiables, le sentiment d’horreur face à des crimes et des délits qui les rendent impensables et inconcevables quand ils les touchent de trop près, la peur des conséquences d'une dénonciation des violences, la volonté de protéger coûte que coûte la réputation de personnes, de familles ou d’institutions, font que par angoisse, lâcheté ou complicité, tout sera mis en place pour dénier les violences. Et c’est comme cela que la grande majorité des victimes se retrouvent abandonnées à leur sort et à leurs souffrances, et qu’elles sont souvent maltraitées par ceux là-mêmes qui devraient les protéger et les réconforter.  

De fait, nous sommes dans une société où le déni des violences sexuelles et la mise en cause de la victime qu’ on nomme « culture du viol » sont encore très répandus, ils nuisent gravement aux victimes et garantissent l’impunité aux agresseurs. Trop de personnes y adhèrent et diffusent des idées fausses qui minimisent les actes et l’intentionnalité des agresseurs, les réduisant à une pulsion sexuelle, alors qu’il s’agit d’une volonté de domination et d’instrumentalisation. Du fait de ces idées fausses, trop de personnes décrédibilisent également la parole des victimes parce que trop jeunes ou ayant un récit trop confus, et les soupçonnent de mentir, de se tromper ou d’être manipulées, voire les rendent responsables de ce qui leur est arrivé. 

Dans un retournement pervers, le projecteur est braqué avant tout sur les victimes au lieu de l’être sur les agresseurs. Et les conséquences psychotraumatiques comme la sidération, la dissociation et la mémoire traumatique vont souvent être retournés contre les victimes pour les mettre en cause alors que ce sont des preuves du grave traumatisme qu’elles ont subi, telles : 
- la sidération qui paralyse leurs fonctions supérieures et les empêche de se débattre, de crier et de fuir ; 
- la dissociation traumatique qui les anesthésie émotionnellement et physiquement tant qu’ils restent en contact avec les agresseurs, les met sous mode automatique, déconnecte leur mémoire avec une amnésie traumatique (que l’on retrouve chez 40% d’entre eux et qui peut durer des années voire des dizaines d’années), et leur fait tolérer des niveaux très élevés de violences donnant l’impression à leurs interlocuteurs que les victimes sont indifférentes et pas suffisamment traumatisées pour considérer comme crédible leur parole ;
- mais également la mémoire traumatique qui leur font revivre à l’identique, avec des flashbacks incontrôlables, les pires moments des violences comme une machine à remonter le temps à chaque fois qu’un lien rappelle les violences, une véritable torture à laquelle les victimes vont devoir échapper en mettant en place des stratégies de survie très coûteuses pour leur santé qui leur seront souvent reprochées : conduites d’évitement et de contrôle pour que la mémoire traumatique ne se déclenche pas, et conduites dissociantes pour s’anesthésier et ne plus la ressentir, qui sont des conduites addictives (drogues, alcool, tabac) et des conduites à risque (mises en danger, violences contre soi, contre autrui). En fait, ces conduites dissociantes, en créant un état de stress extrême, re-déclenchent  un mécanisme de sauvegarde et provoquent à nouveau une dissociation et une anesthésie émotionnelle. 

La non-prise en compte de ces mécanismes participe grandement à la mise en cause des victimes, particulièrement lors des procédures judiciaires. Et l’absence de soins les maintient dans des processus de dissociation et d’emprise qui sont un facteur de risque important de re-victimisation.

Et si les Français sont 95% à reconnaître que les violences sexuelles envers les enfants sont graves et entraînent de lourdes conséquences sur la santé (8), et sont tous d’accord que les violeurs, les incestueurs, les pédocriminels doivent être fermement condamnés, ce positionnement n’est valable que pour certaines violences sexuelles, celles qui ne toucheraient pas des personnes proches, ni des victimes et des agresseurs connus. 

Dans ce système de dénégation, les crimes et les délits sexuels existent mais « pas dans notre monde, pas dans notre entourage, pas chez nous, pas dans notre famille, pas dans notre univers professionnels, pas dans nos institutions, pas chez ceux que nous côtoyons et encore moins chez ceux que nous admirons… ». Les enfants victimes y sont invisibles, leurs souffrances jamais reliées à d’éventuelles violences, et même si les enfants parlent, ils ne seront pas pris au sérieux, et les dangers qu’ils courent ne seront pas reconnus, d’autant plus si les enfants présentent une dissociation traumatique qui, en les anesthésiant émotionnellement, fait que les personnes avec lesquelles ils sont contact, ne ressentiront aucune émotion, ni empathie envers eux. Ils n’auront pas peur pour eux et considéreront qu’il n’est pas nécessaire de les protéger.

Toujours dans ce système de dénégation, les violences sexuelles existent mais seulement dans un espace social de personnes « peu civilisées, sans éducation, de malades mentaux, ou bien d’ennemis ». Or les crimes et les délits sexuels sont uniformément répandus dans tous les milieux socio-culturels sans exception, et sont le fait de proches le plus souvent, dans 94 % des cas pour les victimes mineures et de personnes de la famille dans 50% des cas (1). La famille et les institutions, d’autant plus si elles sont très hiérarchisées, peuvent être des zones de non-droits où s’exercent les pires violences,. La proximité des agresseurs avec leurs victimes, leur pouvoir et leur position d’autorité leur permet d’exercer sur elles une emprise souvent totale, et de leur imposer d’autant plus facilement le silence, et de les dissocier avec souvent des amnésies traumatiques qui peuvent durer des décennies et les empêcher de dénoncer les violences subies et de faire valoir leurs droits. 

Une offre de soins insuffisante qui participe au déni et à l’abandon des victimes 

L’absence de dépistage, de protection et de prise en charge de ces enfants est une lourde perte de chance pour eux, d’autant plus que les soins dont ils pourraient bénéficier sont efficaces (7). Idéalement la prise en charge des troubles psychotraumatiques doit être la plus précoce possible, pour autant il n’est jamais trop tard pour proposer des soins, même 50, 60, 70 ans après…

Mais les troubles psychotraumatiques et leurs mécanismes sont encore trop méconnus, et cela porte lourdement préjudice aux victimes. Les professionnels de la santé ne sont toujours pas formés au dépistage systématique des victimes de violences, à leur protection et à la prise en charge des conséquences psychotraumatiques des violences, ni en formation initiale, ni en formation continue, et l’offre de soins adaptés est bien trop rare. De nombreux diagnostics sont portés à tort et des traitements essentiellement dissociants et anesthésiants proposés, quand ils ne sont pas maltraitants (7). 

Or une prise en charge de qualité permet de traiter la mémoire traumatique et de réparer les atteintes cérébrales, et d’éviter ainsi la majeure partie de toutes les conséquences des violences sur la santé, ainsi que de leurs conséquences sociales. La méconnaissance de tous ces mécanismes psychotraumatiques, l’absence de soins, participent donc à l’abandon où sont laissées les victimes, à la non-reconnaissance de ce qu’elles ont subi et à leur mise en cause comme nous l’avons vu. C’est un scandale de santé publique.

Il est donc urgent de se préoccuper des enfants, de les protéger des violences sexuelles, de soigner et rendre justice à ceux qui en ont été victimes. 

C’est une véritable révolution qu’il faut donc opérer, en passant d’une situation où presque aucune de ces personnes victimes de violences sexuelles n’est repérée, et où les rares qui parlent ne sont pas entendues, ni crues, à une situation où la préoccupation majeure sera d’assurer leur protection en les questionnant toutes fréquemment, pour savoir ce qu’elles subissent et tenir compte du danger qu’elles courent, et afin que les agresseurs soient enfin démasqués et jugés.

Pour lutter contre ce déni généralisé, il faut donc informer et faire de la prévention sans relâche, et inciter chaque citoyen à protéger les enfants. Il faut exiger une implication totale des pouvoirs publics pour protéger, prendre en charge et soigner les enfants en créant des centre de soins spécifiques, former tous les professionnels, et lutter contre l’impunité en supprimant les délais de prescription, en améliorant les lois et le parcours judiciaire des victimes.

Bourg la Reine, le 31 janvier 2017

Dre Muriel Salmona
psychiatre, 
présidente de l’association Mémoire Traumatique et Victimologie,




1- Enquête IVSEA Impact des violences sexuelles de l’enfance à l’âge adulte, Association Mémoire Traumatique et Victimologie ,2015
2 -INSEE - ONDRP, 2010 - 2015 lettre n°8 et 10 de l’observatoire nationales des violences faites aux femmes
3- V. Le Goaziou, 2016
4- Hillis, 2016 ; OMS, 2014- 2016 
5- INSEE-ONDRP, 2010 - 2015, CSF, 2008 lettre n°8 et 10 de l’observatoire nationales des violences faites aux femmes
6 - Felitti, Anda 2010, Brown, 2009
7 - Muriel Salmona Violences sexuelles. Les 40 questions-réponses, Dunod, 2015

Enquête réalisée par l’institut IPSOS pour l’association « Mémoire traumatique et victimologie » - 2015 


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