vendredi 30 septembre 2016

À lire le témoignage percutant de Patricia Lacombe "Un immense espoir" qui termine mon livre "Châtiments corporels et violences éducatives. Pourquoi il faut les interdire paru chez Dunod le 14 septembre 2016



TÉMOIGNAGE
de Patricia Lacombe
publié dans mon livre


CHÂTIMENTS CORPORELS
ET VIOLENCES ÉDUCATIVES
Pourquoi il faut les interdire en 20 questions-réponses
Dre Muriel Salmona



                                            

UN IMMENSE ESPOIR 


En France, les enfants sont la seule catégorie d’humains que l’on peut taper, sous couvert d’éducation, et en toute impunité. A l’heure actuelle, de nombreuses voix s’élèvent contre les violences faites aux enfants, et des débats font rage sur les réseaux sociaux. Je m’en réjouis. Les coups donnés, avec ou sans objet, sur le corps des enfants pour les punir ou les éduquer sont vouées à être interdits car les conséquences sont vraiment trop graves. S’autoriser à utiliser les punitions ou châtiments corporels, à corriger-taper le corps d’un enfant, avec ou sans objet et avec des mots, c’est d’abord prendre le risque de le tuer vraiment. Nous savons que des enfants meurent chaque jour des coups de leurs parents. C’est intolérable. Et lorsque   l’enfant n’en meurt pas, utiliser les châtiments corporels c’est prendre le risque de le blesser, gravement ou pas, et de laisser quelque part, à demi-mortes, certaines parties de lui-même, et cela, pour une durée indéterminée.

Un jour, mon père m’a corrigée pour m’apprendre, pour m’éduquer. 
Je me souviens… 

J’ai 4 ans, je suis seule dans l’appartement avec ma sœur, 5 ans, c’est la première fois, notre père est parti acheter des cigarettes, avec notre frère, 1 an. Nous ne savons que faire. C’est décidé, nous allons prendre un bonbon! J’ai choisi un berlingot vert, ma sœur un caramel, nous avons rangé la boîte à bonbons et dégustons. Tout à coup, un bruit de clés dans la serrure, vite, je me cache sous la table, ma sœur se place devant la fenêtre. Notre père dépose notre frère, sans un mot.  
Soudain, je suis tirée par les pieds, ma tête cogne en arrière, qu’est-ce que tu as dans ta bouche?!  pas répondu, secoué, tiré mes cheveux, tapé ma tête, écrasé mes joues, a mis gros doigts dans bouche, bonbon sorti, l’est en rage, j’suis une voleuse, l’est déchainé, il tape, il tape, je tombe, il tape, il tape, j’ai mal, il tape, je dois me relever, il tape, il tape, je ne peux pas, il tape, je me relève, il tape il tape, je tombe, il tape, je me relève, il tape, je tombe, je suffoque, il tape, il tape, je me relève, il tape, il tape, d’un grand coup de pied entre les jambes par derrière me soulève de terre, je suis au sol, il hurle, au lit et sans manger!, il s’en va, je me relève, je cherche mon lit, je tremble je tremble, où est mon pyjama?, je tremble, je me déshabille vite, je mets mon pyjama vite, j’ai peur qu’il revienne, je tremble, vite je grimpe sur mon lit, c’est haut, je m’allonge entre les draps, je prends ma tête entre mes mains, mes doigts sur mes oreilles, je ne peux pas fermer mes yeux, je ne vois rien, c’est tout noir… elle est morte… je flotte, il fait jour, les volets ne sont pas fermés, il y a des gens dans la rue, il fait froid. 

J’ai 54 ans, je la vois encore, elle est là, sur son lit, les mains de chaque côté de sa tête, elle a ses yeux grands ouverts, elle est morte, je la regarde sur son lit, et en même temps je suis en elle, je ne peux pas fermer mes yeux, je suffoque, je ne peux pas pleurer, je suis terrorisée, horrifiée, terrifiée, choquée, je suis terriblement choquée, je ne peux plus penser, je ne vois plus rien, je ne peux plus bouger mon corps, je suis inerte, je suis morte et je la regarde, elle est morte, je ne ressens rien, tout est froid, je suis froide, elle est froide, nous flottons, c’est l’hiver le plus total.  

Cela a duré si longtemps... mon p’tit corps propulsé à coups de pied, à coups de poing, jusque dans la chambre, je ne savais plus où étaient le sol, le plafond, la porte et les murs, j’étais perdue…  après c’est black out.

En vérité, ces violences ont duré tout au plus une minute, leurs conséquences psychotraumatiques ont duré 50 ans. Des circuits neurologiques ont été fracturés dans mon cerveau. Ces fractures ont bloqué-enfermé la mémoire traumatique des violences à l’intérieur. Une partie de moi est restée là, à demi-morte, bloquée sur ce lit pendant cinquante années. Pour ne plus être hantée et happée par cette mémoire de l’évènement, j’ai dû chercher et comprendre ce qui s’était vraiment passé et me troublait de façon si douloureuse.

Mon père, homme de 31 ans, m’a donné, ce jour-là, « 2-3 bonnes fessées bien méritées » pour m’apprendre à ne pas voler et que je m’en souvienne pour ne pas recommencer. 
Et moi, enfant de 4 ans, j’ai appris plusieurs choses de mon père, ce même jour. J’ai ressenti que je pouvais, à tout moment, être tuée et mourir sous les coups de cet homme. Le sentiment de danger et de terreur a imprégné toute mon enfance. Et puis j’ai appris la haine de moi-même, cette haine de ce que je suis, ce que je pense et ce que je fais. J’ai aussi entendu la haine des enfants en général. Et pendant que je continuais à aimer mon parent et à considérer ses paroles et ses actes comme vérité et normalité, tout ce que j’ai appris ce jour là, s’est ajouté à ce je savais et avais déjà perçu du monde qui m’entourait. 

Dans le monde de mon enfance, mon père avait tous les droits. Et il préférait mettre en cause le comportement des enfants plutôt que le sien. Il a oublié qu’un jour je deviendrais adulte, et  je démasquerais toutes ses impostures.  
En réalité, dans cette affaire de « vol de bonbon », c’est lui qui a commis une grande erreur, par facilité et/ou ignorance. Il a choisi une mauvaise solution à son problème de cigarettes : il n’a pas tenu compte du fait que nous étions deux jeunes enfants à un âge où la conscience du danger n’est pas acquise, notre sécurité n’étaient donc pas assurée, et il n’aurait dû, en aucun cas, nous laisser seules dans l’appartement. 
Mon père a pris une décision irresponsable en nous laissant seules, et ce comportement nous a mises en danger.  
Le fait est que ma sœur et moi, avons décidé d’ouvrir la boîte à bonbons parce que… nous aimions manger des bonbons. Nous avons été très sages dans notre décision. Cela aurait pu être pire. 
A son retour, lorsqu’il a découvert ce « vol de bonbon », mon père aurait pu choisir de le prendre avec humour et d’en sourire. Nous étions deux adorables petites filles, qui, surprises d’être laissées seules à la maison, en avaient profité pour se choisir et manger leur bonbon préféré. Un comportement de jeunes enfants tout à fait logique et normal. Mon père aurait pu même se sentir soulagé que nous n’ayons décidé pire, mais non, lui, il a préféré juger mon comportement comme intolérable, me corriger, me taper et me priver de nourriture pour m’apprendre à ne pas voler.
La vérité, c’est que mon père a choisi d’instrumentaliser la « faute » à son avantage. Depuis quelques jours, il était sous pression et fatigué. Ma mère avait accouché, elle était encore à la maternité, et mon père devait s’occuper, seul, de ses trois jeunes enfants. Le « vol de bonbon » était,  pour lui, l’occasion de se libérer du stress, de l’énervement, de sa fatigue et de ses angoisses, sans avoir à éprouver un quelconque sentiment de culpabilité ou de responsabilité puisqu’une coupable était désignée. Il n’a pas hésité. Il a tapé. 
A partir de ce jour-là, avec mon père, plus rien n’a été comme avant. Le sentiment de confiance que je pouvais ressentir en sa présence a cédé la place au sentiment de terreur.
Il m’a fallu cinquante ans pour réussir à rejoindre la petite fille que j’étais au milieu de ce déchainement de violences, irréel et inconcevable, innommable et incompréhensible, et pour en réparer les dommages. 


La violence éducative contre un enfant comporte toujours deux points de vue. 

Le point de vue de la place du parent, qui agit comme il veut, avec sa colère, sa force physique et sa longue expérience de vie. Et le point de vue de la place de l’enfant, qui n’a aucun autre choix que de subir ce que les adultes lui imposent. L’enfant ressent ce qu’il subit avec sa vulnérabilité physique, physiologique et mentale, et avec sa courte expérience de vie. En général, les adultes minimisent et/ou escamotent le point de vue de la place l’enfant pour porter toute leur attention sur celui du parent. 
« 2-3 bonnes fessées bien méritées » administrées en moins d’une minute, du point de vue de l’adulte « c’est rien, ou pas grand-chose, et puis on n’en meurt pas ». Mais du point de vue de l’enfant que j’étais, ces fessées sont une agression qui a troublé le bon fonctionnement de mon cerveau, une mémoire traumatique en a résulté, perturbant durablement ma vie. 
Le cerveau des enfants est d’une extrême fragilité, il se construit, physiquement. Taper le corps d’un enfant c’est prendre le risque de fracturer certains de ses circuits neurologiques : celui de la mémoire, de la concentration et l’attention, du repérage dans l’espace et dans le temps, du langage etc.. Ces circuits sont très utilisés pour les apprentissages et dans la vie au quotidien.     

Chaque enfant se construit une représentation du monde unique à partir de toutes ses expériences vécues et ses ressentis. La normalité d’un enfant, c’est le monde tel qu’il le perçoit et dans lequel il grandit. Et quand un enfant grandit dans la violence, il ne  perçoit pas la violence en tant que telle, il ne la distingue pas car elle est partout. 
D’ailleurs, à ce sujet, je ne sais pas si vous avez remarqué le nombre impressionnant d’adultes qui sont dans l’incapacité de percevoir et de distinguer les violences faites aux enfants comme des violences. 
Il faut dire qu’en France on peut voir et entendre des violences faites aux enfants à tous les coins de rue, dans tous les parcs, les centres commerciaux, les institutions etc. Les violences faites aux enfants sont présentes quasiment partout. Alors comme un enfant qui grandit dans la violence, un adulte non sensibilisé ne perçoit pas et ne distingue pas les violences faites aux enfants en tant que telles.
Et dès que l’on parle de violences faites aux enfants, il y a comme une sorte de basculement, c’est comme si brusquement on changeait de monde, les mots n’ont plus le même sens et les règles ne sont plus les mêmes. Dans le monde des violences faites aux adultes, un adulte qui tape une personne c’est une grave agression, c’est interdit et c’est puni par la loi, et dans le monde des violences faites aux enfants, un adulte qui tape une personne ce n’est pas une agression, ce n’est pas interdit et ce n’est pas puni par la loi. Les enfants ne vivent pas dans le même monde que les adultes ?  
Et puis je ne sais pas si vous avez remarqué, dans le monde des violences faites aux adultes, la quantité d’efforts que déploient certains d’entre eux pour éviter aux parents d’éprouver le moindre sentiment de culpabilité. Tout le temps et partout, il ne faut surtout pas culpabiliser les parents. Comme si ce sentiment était révulsant, très angoissant, et trop désagréable pour les adultes ! 
Dans le monde des violences faites aux enfants, aucun effort n’est déployé pour éviter aux enfants de se sentir coupables et responsables, c’est même plutôt le contraire. Certains parents s’appliquent à juger et à corriger en permanence les comportements de l’enfant, coupable et responsable… d’être un enfant avec son non-savoir et sa non-expérience. C’est comme si l’enfant n’avait pas le droit d’apprendre, comme s’il devait tout savoir, tout comprendre et tout maitriser tout de suite. Ces adultes vont parfois jusqu’à imposer dans la tête de leur enfant, l’idée qu’il est coupable et responsable des tapes/coups que ses parents lui ont donnés, comme si une personne n’était pas responsable du contrôle de ses mains !, et qu’il est un enfant « difficile » et/ou « bête ». 
« C’est de ma faute si mon père m’a tapé, j’aurai dû manger plus vite, je ne me suis pas bien comportée, j’aurais dû m’asseoir ailleurs,  j’ai eu trop peur, j’aime les bonbons, comme tous les enfants je suis haïssable, je me déteste, je l’ai bien mérité, je dois apprendre à obéir, il faut taper les enfants pour qu’ils apprennent à obéir, j’ai peur» a ressenti l’enfant que j’étais. 
La quantité d’enfants qui endossent une étiquette d’enfant « difficile » et/ou « bête », qui justifient, et qui consentent aux violences exercées à leur encontre, ou à l’encontre des enfants en général, par des adultes, et en particulier leurs parents, est effarante. Mais il est très difficile pour des enfants, de par leur dépendance et l’emprise subie, d’aller à l’encontre du discours parental. Il en résulte que la grande majorité des enfants de France justifient, et consentent aux violences exercées à leur encontre par des adultes proches. 
Obliger les enfants à justifier et à consentir aux violences exercées contre eux, est-ce que c’est cohérent, logique et normal ? Quelles conséquences pour les adultes-parents qu’ils deviendront ?  
La République aurait là un motif suffisamment grave pour se décider, sans hésiter, à interdire, explicitement et sans exception, toutes violences faites aux personnes de 0 à 18 ans !  

Mais dans le monde des violences faites aux enfants, un adulte-parent-agresseur n’est ni coupable ni responsable de ses actes, c’est de la faute de l’enfant « difficile » qui commet plein de « bêtises », c’est lui le coupable. De nombreux adultes déplacent leur culpabilité et leur  responsabilité, des parents vers les enfants. 
Il est vrai que lorsqu’on a connu le monde des violences faites aux enfants, que l’on a été soi-même jugé enfant-coupable « difficile » et largement corrigé-tapé, une fois passé dans le monde des violences faites aux adultes, et parent à son tour, on n’a pas du tout envie de se  retrouver à une place de coupable et de ressentir à nouveau la douleur et l’impuissance de l’enfant qu’on a été, c’est trop désagréable et trop stressant. 
Alors la majorité des enfants-devenus-adultes choisissent plutôt de parler et d’agir avec les enfants comme ont parlé et agi leurs propre parents. Ils choisissent de continuer à justifier, tout comme ils ont appris, et à léguer les violences faites aux enfants, en les aggravant ou pas, à la génération suivante. Ils luttent à grands cris pour défendre et conserver leur droit de corriger-taper-agresser-humilier les enfants. Comme si éduquer un enfant, c’était mener une guerre contre lui ! C’est la plus horrifiante des conséquences des violences subies dans l’enfance.
Certains adultes, remercient haut et fort leurs parents de les avoir traités avec violence, tapés-battus, enfermés, bousculés, pincés ou insultés. La force du discours et des comportements parentaux auxquels ils ont été soumis forme comme un brouillard qui les empêche de voir que oui, on peut devenir quelqu’un de bien malgré toutes les violences que l’on a subies, mais on ne devient pas quelqu’un de bien grâce à des violences. Les études sur l’enfance de grands criminels et les violences qu’ils ont subies peuvent en témoigner.
Certains adultes parlent de l’enfant qu’ils ont été comme de la pire personne qui pouvait exister dans le monde de leur époque… comme si c’était possible, et vrai ! 
Tous ces adultes ont laissé bloquées, quelque part dans leur enfance, des parties à demi-mortes de l’adorable petit enfant qu’ils ont été, ce qu’il a vraiment fait et pensé, ce qu’il a vraiment  ressenti et vécu. 

Enfin, certains adultes-parents choisissent de rompre avec la chaine de transmission des violences, et décident d’affronter la vérité de leur enfance. 
Affronter la vérité de son enfance, c’est revisiter toutes les scènes dans lesquelles des comportements et des paroles nous ont causé traumatismes, blessures, douleurs, et souffrances, physiques et morales, venant des parents et de toutes les personnes croisées dans notre monde des violences faites aux enfants. C’est reconnecter l’adulte que nous sommes avec les émotions de l’enfant que nous étions. C’est chercher, retrouver et réanimer des parties de soi laissées à demi-mortes quelque part dans son enfance. 
Affronter la vérité de son enfance, c’est prendre conscience que des adultes à qui nous avons accordé toute notre confiance, nos parents et les autres, n’ont pas toujours fait preuve d’honnêteté. Qu’ils ont parfois choisi de mentir, à eux-mêmes et à l’enfant que nous étions, en inventant, en prêtant des intentions qui n’existaient pas derrière des soi-disant  « bêtises ». Ces  soi-disant « bêtises » qui, en réalité, sont des comportements logiques et normaux pour des enfants de cet âge. Que ces adultes nous ont désigné coupable, tapé-corrigé, parfois fortement, dans le but caché de se libérer des angoisses et du stress générés par une situation inconfortable et sans aucun lien avec le comportement de l’enfant que nous étions.
Cela permet de comprendre que les comportements des enfants sont la conséquence logique et normale des comportements des personnes situées dans leur environnement, quand ils n’en sont pas la simple reproduction-imitation.

Affronter la vérité de son enfance, c’est une aventure douloureuse parce que c’est… la douleur corporelle et morale ressentie qui guide l’adulte dans la recherche des parties de lui-même laissées à demi–mortes quelque part dans son enfance. 
Retrouver le sens véritable de ce qui s’est réellement passé permet aux circuits neurologiques fracturés de se reconnecter entre eux. L’évènement complet et cohérent peut alors être digéré-rangé-intégré par le cerveau. Et telle une écharde que l’on réussit enfin à retirer, le soulagement ressenti est immédiat. Les tensions internes, produites par les réactivations intempestives de la douleur, disparaissent. La relation de l’adulte avec l’enfant dont il est le parent, ou dont il est proche, cette relation s’en trouve automatiquement modifiée et apaisée. Et toute la vie en est transformée. 

Affronter la vérité de son enfance, c’est un immense espoir de pouvoir un jour vivre en paix tous ensemble.



Patricia Lacombe – 26/06/2016


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