lundi 27 décembre 2010

Entretien avec Muriel Salmona dans la Revue du Praticien du novembre 2011 sur les violences sexuelles


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Revue du Praticien généraliste
Entretien avec Muriel Salmona

Psychiatre-psychotraumatologue, responsable de l'antenne 92 de l'Institut de Victimologie et

Présidente de l'Association Mémoire Traumatique et Victimologie


http://memoiretraumatique.org/


les violences sexuelles : fréquentes et méconnues
de 25 novembre 2010, n°851




Les troubles consécutifs aux violences

sexuelles répondent à des mécanismes

neurobiologiques aujourd’hui bien

identifiés. Quels sont-ils ?

Une peur face à des violences insensées,

incompréhensibles induit une sidération

psychique et un stress extrême, incontrôlable,

qui peut provoquer une réaction végétative

tellement intense que la vie peut être

mise en danger, par exemple, par infarctus

du myocarde ou atteinte neurologique. Un

mécanisme de sauvegarde est mis en place

par la libération de neuromédiateurs « morphine-

like » ou « kétamine-like » : il aboutit

à isoler l’amygdale cérébrale à l’origine de la

réponse émotionnelle. Ce « court-circuit »

provoque une anesthésie émotionnelle et

physique responsable d’une dissociation

avec l’impression d’être « à côté » de son

corps et de vivre la situation en spectateur.

Cette dissociation peut s’installer de manière

permanente si les violences se répètent

comme lors d’inceste, donnant à la personne

l’impression d’être un automate déconnecté

de la réalité, voire la sensation d’être un

mort vivant.

Piégé dans l’amygdale, le souvenir de l’événement

reste émotionnel, sans accès au circuit

contrôlé par l’hippocampe, qui permet

la mémoire consciente et les apprentissages.

D’où une amnésie, très fréquente, et une

mémoire traumatique, avec des réminiscences

déclenchées par des sensations ou

des faits en apparence banals, mais qui rappellent

inconsciemment la situation traumatique

initiale. Intenses et souvent incontrôlables,

ces réminiscences la font revivre

quasiment à l’identique avec la même

détresse. Elles mobilisent alors tous les sens

(images, sons, odeurs). Mais il arrive que seul

l’un d’eux soit convoqué (par exemple, la

personne entend des voix). Ces manifesta-

tions font aisément croire à une bouffée psychotique,

d’autant qu’elles sont vécues avec

une sensation très forte de mort imminente.

Il est extrêmement difficile à une victime

de raconter ce qui est arrivé immédiatement

après l’événement traumatisant. Ça l’est

d’autant plus auprès de personnes sans

empathie, ce qui est malheureusement le

cas de la plupart des policiers auprès de qui

elles pourraient porter plainte. Il est bien

établi aujourd’hui que le plus important

n’est pas de faire parler la victime. Il faut lui

parler, lui donner des outils pour comprendre

ses réactions face aux violences et lui

assurer une présence rassurante et chaleureuse,

permettant l’écoute de ce qu’elle veut

éventuellement raconter. Il est essentiel

qu’elle se sente accompagnée et comprise.

Les troubles psychotraumatiques sont

accompagnés d’une hypervigilance visant

à repérer et éviter tout autre traumatisme

potentiel. Elle se manifeste fréquemment par

des anomalies du sommeil et des conduites

de contrôle et d’évitement du stress et de tous

les stimulis susceptibles de rappeler les violences,

pouvant aller jusqu’à la solitude la

plus extrême, voire au suicide. Cette tension

permanente et ces réminiscences peuvent

conduire paradoxalement à des conduites

« dissociantes » (automutilations, conduites à

risque…), dans lesquelles la personne se place

volontairement dans des situations de stress

intense. Les dissociations entraînent en effet

un phénomène de tolérance aux médiateurs

« morphine et kétamine-like » : pour retrouver

leurs effets anesthésiants et disjonctants,

la personne recherche des situations de plus

en plus extrêmes, ou utilise alcool et psychotropes...

ce que connaissent bien les prostituées

: toutes (mais aussi les alcooliques et

les toxicomanes) ont subi des maltraitances

dans leur enfance. Évitement et dissociations

sont des stratégies de survie et d’autotraitement

qui s’installent pendant des années,

voire toute la vie, avec un impact très lourd

sur la vie sociale et professionnelle, elles peuvent

être prévenues si les victimes sont prises

en charge.

En sus de ces troubles spécifiques, les violences

sexuelles sont à l’origine de nombreuses

manifestations morbides, comme

les troubles alimentaires, cognitifs (attention,

concentration), sexuels (très fréquents),

relationnels, anxieux, fatigue chronique,

douleurs, etc. Par rapport au reste de la

population, les victimes ont une demande

de soins 8 fois supérieure, à laquelle on

répond souvent par des mesures symptomatiques

et inefficaces.

Cet enchaînement de troubles

ressemble fort à ce qui est décrit

pour les traumatismes de guerre...

C’est le même : il est pathognomonique des

situations de violence. Il a d’abord été mis

en évidence par des médecins militaires

chez les vétérans de la Première Guerre

mondiale, puis chez les survivants des camps

de concentration, enfin chez les victimes de

violence intense, dont les viols et de manière

générale les violences sexuelles.

En ce qui concerne celles-ci, le point important

est la situation de non-sens que vit la

victime, renforcée par le caractère soudain

de l’agression. Les quatre cinquièmes des

violences sexuelles sont exercées par des

membres de la famille ou des proches.

La victime se retrouve dans une situation

incompréhensible. Ne pouvant trouver d’explication

qu’en elle-même, elle développe

un sentiment très fort de culpabilité. Elle

n’ose pas en parler et quand elle l’ose, l’entourage

minimise souvent la portée de l’événement

: « Tu exagères ! Ça n’est pas si grave ! »

Souvent, elle va beaucoup mieux lorsqu’elle

comprend enfin qu’elle a été convoquée dans

un scénario qui en fait ne la concerne pas :

son rôle est parfaitement interchangeable

et pourrait être rempli par n’importe qui. Ce

sont les circonstances qui font que c’est elle

la victime ; par exemple, la proximité géographique

avec son agresseur. C’est ce qu’un

entretien peut lui permettre de réaliser, par

exemple, au cours d’une consultation médicale.

Vous parlez de conduite addictive

à propos des agresseurs

Les agresseurs ont quasiment toujours été

eux-mêmes des victimes de violences

sexuelles dans leur enfance. Leurs actes

sont des conduites dissociantes : pour pouvoir

s’anesthésier, ils préfèrent s’identifier

à celui qui domine plutôt que de revivre la

scène dans la position de celui qui subit. Il

faut souligner que cette relation entre leur

histoire personnelle et leurs actes ne les

dédouane pas de leur responsabilité : on a

toujours le choix de ne pas instrumentaliser

les autres. La violence sexuelle peut devenir

une véritable drogue.

Les données épidémiologiques

sont inquiétantes

Il y a 120 000 viols par an en France ; 16 %

des femmes ont subi des viols ou des tentatives

de viols au cours de leur vie, dont 6 sur

10 avant l’âge de 18 ans, contre 5 % des

hommes, dont 7 sur 10 avant l’âge de 18 ans.

Selon les études et les pays, entre 20 et 30 %

de la population aurait subi des violences

sexuelles. Mais si on étend la définition de

ces violences aux agressions verbales ou à

des gestes en apparence moins graves, la

majorité des femmes en ont été victimes un

jour ou l’autre. Je pense que cela explique la

plupart des difficultés sexuelles dont font

état nombre d’entre elles.

Pourtant, ces violences restent

méconnues

La loi du silence reste largement la règle, au

sein des familles comme dans la société. Les

victimes elles-mêmes ont les plus grandes

difficultés à en parler. Les professionnels de

santé, médecins, psychiatres, psychologues…

sont très peu formés à leur prise en charge,

aussi bien psychologique que médicolégale

(certificat de coups et violences, signalements).

Seules 5 % des victimes en ont parlé à

leur médecin et 3 % seulement des signalements

d’enfants en danger sont fait par des

médecins. La plupart du temps, les professionnels

sont démunis devant des manifestations

d’allure paradoxale, qu’ils ne savent

pas expliquer.

Que leur conseillez-vous ?

D’abord, de se former, ce qui aide à surmonter

l’appréhension vis-à-vis de ces problèmes

et permet de réaliser que bien souvent, la

prise en charge n’est pas si difficile. Il faut

en effet en être conscients pour savoir orienter

et informer (numéros utiles, associations,

parcours judiciaire).

Le médecin ne doit négliger aucun trouble

et ne pas hésiter à poser systématiquement

des questions sur l’existence de violences

passées ou actuelles : ce ne sont pas elles

qui traumatisent leur patiente, mais leur

absence. Par exemple : « Que s’est-il passé

juste avant que vos symptômes débutent ?

À quoi cela vous fait-il penser ? Avez-vous vécu

une situation difficile ? Avez-vous subi des violences

? » Les réponses sont en général très

précises.

En effet, ce qui soulage d’abord la patiente,

c’est la compréhension de qui lui arrive et

c’est le lien qu’elle établit entre ses troubles,

ce qui les déclenche et la mémoire traumatique

de l’événement que cette évocation

réalise. En l’autorisant à faire enfin du sens,

cette mise en relation la soulage considérablement.

Il est toujours très surprenant de

voir les troubles disparaître par cette simple

évocation. Cela, un médecin généraliste

peut parfaitement le faire, évidemment avec

tact, beaucoup d’écoute et d’empathie. C’est

cela qui module les réactions émotionnelles

de la patiente. C’est somme toute relativement

facile : il n’y a pas de grandes connaissances

théoriques à acquérir, il suffit de comprendre

et d’être bienveillant.

Propos recueillis par Serge Cannasse

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